Maurice Mauviel est docteur en psychologie culturelle et historien. En 1960, alors jeune moniteur des écoles, il est muté en Algérie dans le village de Sidi-Laadjel, près de Djelfa. De ses jeunes années algériennes, il a gardé une grande amitié pour notre pays et le peuple algérien. Maurice Mauviel a publié plusieurs ouvrages dont «L’Histoire du concept de culture, le destin d’un mot et d’une idée», (L’Harmattan. Paris. 2011), «Montherlant et Camus, anticolonialistes» en 2012, chez le même éditeur et, en 2016, «Labyrinthe algérien. Passé masqué, Passé retrouvé» toujours chez L’Harmattan, un livre qui sera réédité à Alger, chez Kalima, un an plus tard. Pour les lecteurs d’Algérie1, Maurice Mauviel a accepté de ressusciter quelques uns de ses souvenirs concernant l’Algérie.
Algérie1: M. Maurice Mauviel , vous avez été muté en 1960, en Algérie, alors sous domination coloniale, dans un petit village du Sersou, pour y enseigner à de petits écoliers. Quelles réalités, que vous ne soupçonniez peut-être pas, avez-vous découvert? On était alors en pleine guerre d’indépendance.
Maurice Mauviel : Il est très difficile de donner une idée de ce que j’ai vécu dans un petit village du Sersou algérien car le commun des mortels, et l’historien bien souvent, sont victimes inconscientes de l’anachronisme, c’est-à-dire qu’ils ont tendance à interpréter le passé à l’aune des lentilles du présent. Chacun d’entre nous éprouve le besoin de réponses simples, d’oppositions tranchées. Comme j’ai eu l’infime chance de vivre plusieurs mois dans un village du Sersou steppique, j’ai découvert la complexité. Le Sersou a transformé ma vision et marqué de son empreinte toutes mes recherches ultérieures.
Qu’on me permette tout d’abord d’entrer dans le détail des conditions géographiques, démographiques, économiques et sociales du village où le hasard m’a conduit. Plus j’y songe plus je suis persuadé qu’elles ont été uniques. La partie du Sersou où se trouve Sidi-Ladjel est constituée d’une Haute Plaine steppique étendue dont la population était très faible. A un peu plus d’un kilomètre du village coulait l’oued Ouerk, sur les rives duquel croissaient des arbres fruitiers et prospéraient quelques jardins. Au confluent des oueds Touil et Nahar Ouassel (nous sommes sur le Chélif supérieur) s’étendait une zone humide où quelques fellahines, assistés de khammès, possédaient des troupeaux de bovins et vivaient dans une certaine aisance. Toute cette zone constituait le royaume des Ouled-Sidi-Aïssa, fiers de leurs ancêtres, originaires, m’a-t-on affirmé, du Rio de Oro.
A l’Est et au Nord-Est, sur la steppe proprement dite, à l’écart des cours d’eau, survivait, dans un grand dénuement, une fraction des Ouled Zenakhra, dont les familles habitaient des khaïmas. Le souvenir d’un homme, juché sur son âne, chargé de deux tonnelets d’eau, se dirigeant vers son habitation de toile, perdue dans la steppe, a survécu au temps. L’école regroupait, dans l’harmonie, des enfants des deux groupes mais la pauvreté ancestrale des Zenakhra marquait leur visage et leur comportement. En écrivant ces lignes, j’éprouve le remords, devenu plus vif avec les années, de ne pas avoir été suffisamment attentif à leurs conditions de vie. Par les matins froids, je leur permettais de se chauffer, un quart d’heure, près du poêle avant de travailler. Ce n’était pas suffisant, je crains qu’ils aient souffert de la faim. Souvenir brûlant d’enfants ne se plaignant jamais! Lorsque je les rencontrais sur la steppe, par exemple à l’occasion d’une promenade, ils m’accueillaient toujours avec un bon sourire, sans aucune servilité.
L’élevage et le commerce des ovins constituait une part importante de l’économie. Comme le territoire était très étendu, deux commerçants avisés s’étaient installés au village neuf et avaient aménagé des magasins dans lesquels la population environnante trouvait le nécessaire : riz, semoule et autres denrées, ainsi que des outils, du pétrole, et des bonbonnes de gaz (indispensables dans une zone dépourvue en bois). Le matin du souk el Tléta (le mardi) régnait une grande animation: de plusieurs kilomètres à la ronde, des centaines de ruraux juchés sur leurs ânes, convergeaient vers le village. Des «déballeurs» venus des villes environnantes en camionnettes, proposaient aux chalands mille trésors colorés. Puis-je écrire que Sidi-Ladjel était une sorte d’oasis sociale un peu à l’écart de la colonisation? Et du système colonial. Les premiers Européens, très peu nombreux, vivaient à une bonne trentaine de kilomètres. Compte tenu de la démographie, de la géographie et des conditions économiques, la guerre n’a fait qu’effleurer la commune d’El Ouerk et les localités environnantes (Serguine ou Kef’n’Ser) Aucun combat, à ma connaissance, ne s’y est déroulé et je n’ai jamais vu de soldats français traverser le village pendant mon séjour.
C’est avec la plus extrême prudence que je propose quelques éléments d’analyse que j’ai remis en question à maintes reprises depuis cette époque lointaine. Après la parution de mon livre (Le Labyrinthe algérien. Passé masqué, Passé retrouvé». Éditions Kalima. Alger. 2016. Ndlr) les informations qu’un ancien élève m’a fournies ont de nouveau modifié et nuancé les conclusions auxquelles je m’étais provisoirement arrêté. Ce dernier, mon ami Lakhdar, ayant une prodigieuse mémoire familiale, est un informateur de choix pour le volet algérien, tant en ce qui concerne l’activité des responsables du mouvement nationaliste à l’époque où j’y vivais que de l’histoire de cette petite région depuis 1940. J’ai privilégié la «longue durée» dont la force explicative me semble essentielle. Je
suis allé consulter les documents concernant Sidi Ladjel et Aïn Ousséra aux Archives nationales d’Outre-Mer, à Aix-en-Provence. L’historien s’est efforcé de prendre le pas sur le témoin qui oublie, cède, sans nécessairement en être conscient, à des choix marqués par sa personnalité ou par son origine. J’ai tenté d’associer mémoire et Histoire afin d’approcher un peu plus la vérité. Vous me demandez d’être sincère, j’essaie de l’être, mais je prie le lecteur de ces lignes d’essayer de ne pas lire le passé au prisme du présent.
Le mouvement national algérien s’est développé, compte tenu des particularités de ce coin de l’Algérie, d’une façon assez pacifique si on peut s’exprimer ainsi, en empruntant des chemins spécifiques, à l’écart des combats. Quel regard les habitants du village et des environs ont-ils porté sur l’instituteur de leurs enfants dans le contexte de la guerre de Libération?
L’accueil que trois anciens élèves m’ont fait le 29 octobre 2016, en soirée, à l’aéroport d’Alger, après un voyage en automobile de plus de six heures, tend à prouver que je n’avais pas tout à fait échoué dans mon entreprise. Nous sommes tombés dans les bras les uns des autres, en larmes, au grand étonnement des voyageurs venus accueillir parents et amis. Ce fut probablement l’un des plus beaux moments de ma vie (Je crois qu’il est bon parfois de bousculer la pudeur). Je passe sur mon séjour à Sidi-Ladjel et dans sa région, au début de novembre 2016. J’y ai retrouvé plus de vingt anciens élèves.
Il est nécessaire ici que je souligne un autre hasard heureux. L’officier responsable de la SAS locale (les Sections Administratives Spécialisées- en abrégé SAS- furent mises en place au cours des années 1955-1956 afin de contrecarrer la lutte armée menée par le Front de Libération Nationale à l’échelon local. Ndlr) était un homme droit qui a noué de bons rapports avec la population. Naturellement, seules les conditions particulières du village, évoquées ci-dessus, ont permis ces échanges. C’était un Gaulliste convaincu qui s’opposa au putsch d’avril 1961, avec vigueur. Si les insurgés d’Alger avaient réussi, il aurait certainement été arrêté par ceux qui nourrissaient de la sympathie pour les putschistes. Nous fûmes, quelques fonctionnaires algériens et moi, menacés de représailles pour avoir refusé d’arborer le drapeau tricolore sur la mairie et l’école. On comprend qu’ils lui furent reconnaissants ainsi que la population. C’est la raison pour laquelle plusieurs notables l’ont invité, parfois, à un repas sous leur tente d’apparat. Cela n’affectait nullement leurs sentiments nationalistes. Quelques années après l’Indépendance, un responsable du FLN, un peu agacé, me confiait que certains citoyens évoquaient encore son action. Ils connurent, hélas, après son départ, un remplaçant ne comprenant rien à l’Algérie, buté, l’esprit étroit, prêt à arrêter le moindre «suspect». Tout un chacun regrettait, à mots couverts, le départ «volontaire» de son prédécesseur toujours prêt à prendre la défense des villageois contre «les services militaires de renseignements».
C’est sous le «règne» de son remplaçant, heureusement assez court, que j’ai connu le pire des moments de mon séjour. Un matin, j’appris, à l’école, que le père de deux élèves avait été humilié. «Suspecté», il avait été condamné au «trou» quelques heures (sans sévices, mais quelle humiliation!) Il me fallut répondre à Kh., sa fille, qui m’interpella dans son langage d’enfant. Chacun savait qu’avec l’ancien responsable, jamais pareil acte n’eût été possible. J’interrompis les leçons et pris la parole pendant un quart d’heure, flétrissant la sanction qui avait frappé l’une des personnalités les plus respectées du village. Je prononçais un plaidoyer en faveur de la liberté et du respect des hommes et des femmes. Je sentis que j’étais compris mais la honte l’emportait.
Le camp d’Aïn Ousséra (ex Paul Cazelles) n’était plus celui qu’avait dénoncé Germaine Tillion en 1957. On avait mis fin à la torture depuis de longs mois (à l’époque où je me trouvais dans la région, j’ignorais ce qu’avait écrit l’ethnologue des Aurès). J’ai mis beaucoup de temps, en multipliant les entretiens et en entreprenant des lectures très diversifiées, à comprendre que les Algériens de Sidi-Ladjel (et d’ailleurs) possédaient une vertu que les Français, à de rares exceptions près, ne percevaient pas. Perspicacité que le rapport dominant/ dominé aiguise considérablement. Un ami algérien qui habitait non loin de Ksar-Chellala me dit un jour, très discrètement, en aparté alors que je déjeunais chez lui : «tu sais, le lieutenant M. et toi, vous n’avez rien à craindre». Je savais ce qu’il voulait dire sans avoir à solliciter des précisions. Le non-dit, l’implicite tenait une grande place à cette époque.
Comme l’a souligné Germaine Tillion, c’est le système colonial qui était vicié, pervers, injuste. Mais il faut distinguer le système et les êtres humains en chair et en os, d’un lieu donné, qui en étaient tous les victimes, en quelque sorte. Les habitants de Sidi-Ladjel, les petits notables en particulier, pouvaient fort bien nourrir des sentiments nationalistes tout en ayant de l’estime pour le responsable français qui prenait leur défense lorsque certains d’entre eux subissaient des pressions ou des menaces, voilées ou non, des services de renseignements (J’en ai trouvé la preuve aux Archives d’Outre-mer, à Aix-en-Provence). Les commandants des SAS relevaient de l’autorité civile (sous-préfecture) et non de l’autorité militaire, ce qui permit au lieutenant M., dans notre région, non déchirée par la guerre, de faire preuve d’humanité. (Précisons que les lieutenants M., dans l’armée coloniale, ont été, dans l’ensemble, des exceptions. Ndlr).
Algérie1: Parlez-nous de ce village où vous avez vécu, de cette école où vous avez enseigné en 1960, 1961. Dites-nous un mot sur vos élèves, votre quotidien parmi le petit peuple de l’arrière-pays algérien.
Maurice Mauviel : Au-delà de l’oued, vers le nord et le nord-ouest, s’étendait une plaine stérile. C’était le domaine des Ouled-Zenakhra dont la population pauvre contrastait avec celle des Ouled-Sidi-Aïssa qui cultivaient les jardins proches de l’oued ou élevaient des troupeaux au confluent du Touil et de l’Ouerk. Quelques enfants et adolescents Zenakhris fréquentaient l’école, inaccessible aux plus jeunes à cause de la distance à parcourir à pied, sept ou huit kilomètres le matin et le soir. Les Ouled-Sidi-Aïssa avaient souvent des yeux bleus et des cheveux clairs, les Ouled-Zenakhra, à la peau plus sombre, portaient sur le visage le poids de la pauvreté et des malheurs ancestraux. Ils ne perdaient pas pour autant leur dignité. La légende affirme que leur tribu avait été chassée à diverses reprises des territoires qu’elle occupait. Un peu avant 1830, les Ouled-Zenakhra auraient trouvé refuge au sud-ouest de Ksar-el-Boukhari, persécutés de nouveau, une fraction aurait rejoint les steppes très ingrates où je les rencontrai.
Il faut souligner la soif d’apprendre des enfants, leur attention ne fléchissait jamais. Comme partout, certains élèves, filles ou garçons, étaient plus vifs, plus brillants que d’autres mais tous travaillaient et faisaient preuve d’une attention soutenue en dépit des longs kilomètres parcourus par certains de bon matin. Je n’ai jamais eu à esquisser une réprimande pour bavardage. Certaines fillettes ont, parfois, raillé, avec gentillesse, compréhension et humour, les maladresses que je pouvais commettre quant aux codes locaux. Lors d’une sortie sur la steppe, l’une d’elle s’écria soudain, pour s’amuser à me faire peur, en indiquant une pierre du doigt : «Agrab ! Agrab! » («Un scorpion! Un scorpion!».
La paix relative, mais bien réelle, dont nous jouissions sur cette immense plaine, permettait des initiatives qui eussent été impensables ailleurs. Les sorties éducatives sur la steppe et près de l’oued ravissaient les élèves; nous pouvions continuer à travailler tout en prenant le temps de faire un feu de «chih», lorsqu’il faisait un peu froid le matin ou observer le comportement des tortues d’eau sur les rives de l’oued. En mai, la visite de Lala Turkia, Marabta renommée du Sersou occidental, fut l’occasion de nombreuses fêtes et réceptions. Je me rendis à deux d’entre elles, la nuit venue, près du mausolée de l’un des Saints locaux. J’ai souvenance d’avoir incité certains grands garçons de ma classe à rejoindre leur logis vers minuit.
Les interrogations qui ont déterminé mes recherches ultérieures ont toutes pour origine ce village du Sersou steppique. Il m’a fallu de longues années pour tenter d’y répondre. Si les études de «culture et personnalité» en sciences sociales, que j’ai découvertes bien des années plus tard, m’ont marqué, c’est à cause des observations que j’avais faites près des enfants qui m’avaient été confiés et près de leurs familles. C’est au cours des premières années de la vie de l’enfant que sa personnalité se façonne en profondeur. j’ai compris progressivement que ces processus variaient considérablement selon la famille, le groupe d’appartenance, la classe sociale, l’ethnie... Socialisé moi-même dans une famille étroitement nucléaire, au sein de l’épais bocage normand (en France. Ndlr) caractérisé par un habitat dispersé, je fus confronté à une société aux antipodes de la mienne. À Sidi-Ladjel règne la famille étendue avec tout ce qui en découle: liens étroits entre les membres de la grande famille, infinies interactions entre enfants et femmes du groupe dès les premiers mois, rapports spécifiques entre les pères et leurs enfants… Au début de mon séjour, la méconnaissance des codes sociaux (qui, ayant été intériorisés très tôt, paraissent naturels, innés) m’a fait commettre, surtout avec les parents, un certain nombre de maladresses, de bévues parfois. Jacques
Berque, qui avait passé une partie de son enfance à Frenda, souligne l’importance des premières années de la vie de l’enfant maghrébin, au cours desquelles sa personnalité, notamment religieuse, se façonne en profondeur. Il précise qu’elle imprègne les tréfonds des âmes pour la vie: «Son conservatoire est le Coran. Il constituait la base de toute éducation enfantine. L’objectif de toute culture adulte. Encore aujourd’hui, les syllabes sacrées imprègnent les premières années de la vie. Elles s’incorporent à la personnalité initiale. Mêlées de souvenirs familiaux, elles amassent, aux tréfonds des âmes adolescentes, un trésor de sentiments. Elles ménagent, pour plus tard, l’arbitrage secret auquel l’adulte soumettra toutes ses vicissitudes. Dans un monde amer, humilié, disloqué, elles resteront l’oasis de fraîcheur, le souvenir d’un paradis perdu» écrivait le grand savant.
Mon séjour à Sidi Ladjel est à l’origine d’un intérêt, jamais démenti, pour la socialisation comparée de l’enfant. Seule, la comparaison attentive permet à l’individu adulte de «remonter aux sources» de sa propre culture car il ne lui est pas possible, par l’introspection, de reconstituer les mécanismes psychologiques complexes de formation de la personnalité première au cours de la première enfance. C’est Ibn Khaldoun, le grand sociologue maghrébin qui a ouvert la voie à ces études, avant les Européens de la Renaissance.
Algérie1: Le 5 juillet 1962, vous avez failli vous trouver à Alger mais vous avez fini par rejoindre cette ville un mois plus tard. Vous souvenez-vous de quelques anecdotes, de quelques images fortes qui se rapportent à cette période-là ?
Maurice Mauviel : Je désirais vivement me trouver à Alger le 5 juillet 1962, le jour de la «dépossession du monde» (Jacques Berque). De mars à Juin 1962, je correspondis, de Caen, avec des amis de Laghouat notamment, et ma meilleure élève, Kh., m’envoya une lettre dans laquelle il était écrit : «Qu’il est beau le drapeau de l’Algérie!». Aussi brûlai-je de trouver un moyen pour me rendre à Alger. À mon grand regret, j’ai dû attendre. Début août, je pris place, à Paris, dans un vieil avion affrété spécialement pour un groupe d’étudiants et enseignants volontaires pour donner des cours aux candidats(tes) bacheliers de l’Algérois qui n’avaient pu se présenter à la session de juin 1962, en raison des graves troubles qui ont précédé l’Indépendance. Le dévouement de la poignée d’enseignants algériens, préoccupés par l’avenir des jeunes, qui s’était chargés de l’organisation de ces cours, doit être souligné. Je fus affecté au lycée d’El Harrach (nous étions hébergés à la Cité universitaire de Ben Aknoun.)
J’ai eu, avec quelques amis, l’insigne chance d’être plongé, pendant plusieurs semaines, dans la fièvre populaire de la banlieue d’Alger en août 1962, la nuit notamment, fièvre dont le lecteur de ces lignes ne peut avoir idée aujourd’hui. La foule, qu’inquiétait les luttes entre la willaya 4 (Algérois) et l’armée des frontières, s’écriait : «Sebaa snine baraket» et entonnait: «Ya Mohammed, El Djezair r’jat ‘alik». Quelle belle leçon nous donnait un peuple unanime! Je me souviens de maints propos, celui-ci par exemple : «Nous nous sommes battus mais aujourd’hui c’est fini, unissons-nous pour construire l’Algérie libre». Aucun ressentiment, une fraîcheur, un espoir, une ouverture, une fraternité même. Et bien sûr, aucune violence, l’esprit de liberté qui prévalait alors l’excluait. J’ai retrouvé, en partie, ce climat, un peu plus tard, notamment lorsque j’ai assisté au meeting organisé le 1er novembre 1963, au cours duquel le premier Président de la République algérienne prit la parole devant une foule immense. Non seulement je ne ressentis aucune hostilité autour de moi mais j’oserais parler d’une fraternité implicite, discrète, vivante.
Algérie1: Pour clore cet entretien, M. Mauviel, je vais vous poser une question difficile. Que vous inspire l’Algérie d’aujourd’hui, son cheminement chaotique, ses drames et son rêve contrarié de progrès et de développement. vous qui êtes proches de beaucoup d’intellectuels et écrivains algériens et qui avez gardé des liens de fraternité avec nombre de mes compatriotes.
Maurice Mauviel : Questions difficiles, c’est vrai. Tout d’abord je dois dire que l’étranger que je suis, Français de surcroit, s’efforce de comprendre en examinant le plus possible de facettes et en évitant de porter des appréciations hâtives. Une question me préoccupe: la coopération et les échanges avec les autres peuples, du Maghreb notamment. Lors d’un récent colloque, qui s’est tenu à Sfax, il y trois ans, j’ai constaté que les universitaires algériens, marocains et tunisiens, réunis quelques jours, aspiraient profondément à cette unité, en dépit des divisions politiques de l’heure. L’enfermement sur soi risque de rétrécir l’horizon de chacun: sur sa ville, sa région, son groupe d’appartenance, amical ou idéologique. Cette fermeture contraste avec la soif d’ouverture à l’étranger, la curiosité pour l’autre que j’ai observées au cours de mes trois récents séjours en Algérie : dans les quartiers populaires d’Alger, à Djelfa ou à Ch’lef.
Mohammed Arkoun soulignait, à juste titre, me semble-t-il, l’unité du Maghreb sur la longue durée et déplorait que la conjoncture politique présente l’ait brisée. Il regrettait l’illusion nationaliste qui porte à construire des personnalités «spécifiques», par exemple en annexant quelques grandes figures qui appartiennent en fait à un ensemble arabo-islamique transculturel, et, a fortiori, étranger à l’idée de nationalité.
Toutes les recherches historiques que j’ai entreprises vont dans le sens de ce qu’écrit Mohammed Arkoun. Il n’est pas interdit de rêver que les élèves maghrébins d’aujourd’hui, rompant avec les simplifications abusives, retrouvent leur riche passé commun. Pour construire le tombeau du Vénérable Tedjini à Aïn Mahdi, non loin de Laghouat, on fit appel aux réputés serruriers de Tunis et aux maçons de Figuig au Maroc, considérés, depuis des siècles, comme les meilleurs d’Afrique du Nord. Les dentelles d’Alger ne furent pas oubliées. Et que dire des liens qui unissaient les architectes, décorateurs et savants de Tlemcen avec ceux du Maroc ! Les selles d’apparat fabriquées à Tlemcen étaient encore très appréciées à Fès, peu avant la Première Guerre mondiale. On m’objectera que tout cela est dépassé. Je n’en suis pas sûr.
Échanges, découvertes, sport, culture, contribueraient, par ailleurs, je crois, à dépasser le repli sur soi, la rancœur et, parfois, les «obsessions névrotiques», sources de mal être et d’insatisfaction individuelle et collective. Et souvent de violence diffuse. Je pense tout particulièrement à la jeunesse. Aux jeunes médecins, par exemple. Des milliers ont quitté l’Algérie alors que l’intérieur et le Sud en manquent cruellement. Les mesures autoritaires ne sauraient les fixer. Ils ont besoin de perspectives pour l’avenir de leurs enfants. C’est ce que j’ai cru comprendre en m’entretenant avec quelques-uns d’entre eux. Les huit médecins algériens et algériennes (sur dix) qui exercent à l’hôpital d’une petite ville proche de Caen, en Normandie, ne sont pas de mauvais patriotes. Devant subir une légère intervention chirurgicale, il y a quelques années, j’ai eu la surprise de constater qu’elle avait été confiée à une jeune chirurgienne algérienne. Espérons que les conditions seront remplies un jour pour qu’elle puisse également exercer son art en Algérie. Ces conditions concrètes, de la vie en société, constituent un facteur essentiel, notamment pour les femmes, qu’elles soient célibataires, mamans ou grand-mères! L’une d’entre elles, une amie de trente ans (et plus!) professeur à l’Université à Alger et proche de la retraite, me confiait qu’elle éprouvait mille difficultés pour trouver un coin de campagne paisible et sûr, lorsqu’elle désirait emmener ses petits enfants en promenade.
La confiance dans l’avenir, l’aspiration à la liberté, l’absence de ressentiment, l’ouverture à l’altérité, que j’ai tant admirées dans les banlieues algéroises en 1962, ma classe de Sidi-Ladjel, dont les élèves étaient si calmes, si respectueux, si attentifs, tout confirme ce qu’écrit le docteur Mahmoud Boudarène («La violence sociale en Algérie». Éditions Koukou. 2017. Ndlr) à savoir que l’Algérien n’est pas violent mais qu’il a été amené à le devenir. Plusieurs éléments incitent à l’espoir. J’en ai été témoin maintes fois lors de mes trois derniers séjours en Algérie et les messages que je reçois sont, bien souvent, empreints d’optimisme. Au moment de clore cet interview, je pense de nouveau aux deux grands amis qu’étaient Mohammed Dib et Jean Pélégri (leurs liens s’étaient étroitement resserrés dans les dernières années de leur vie). Si Mohammed Dib a écrit que «Jean Pélégri était le plus grand écrivain algérien (je dis bien algérien) et que les critiques français n’ont rien compris à lui et à l’Algérie», il y a des raisons. Le lecteur qui redécouvrira ses livres, «Les oliviers de la justice» le «Maboul» et «Les Étés perdus» comprendra mieux ce que j’ai perdu en quittant Sidi-Ladjel et le Sersou steppique.
Je ne peux conclure cet entretien sans rendre un vibrant hommage au très regretté Hamid Nacer-Khodja, poète, universitaire et grand critique littéraire algérien qui, bien que très malade, a tout fait pour que mon dernier livre «Algérie, Passé masqué, Passé retrouvé» soit coédité à Alger, aux éditions El-Kalima. Ma reconnaissance envers Naïma Beldjoudi, directrice de ces éditions, est également très vive.